C’est arrivé près de chez vous : la dame de la page 356

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Rappelez-vous, à deux reprises, nous partagions de riches découvertes faites au hasard de classement ou de rangement. Nous vous racontions l’histoire de l’atlas perdu au fond d’un placard (un comble pour une carte !) et aussi l’histoire du registre des bibliothèques de l’Université de Bordeaux.

Ce nouveau récit que nous vous proposons fait l’objet maintenant d’une recherche scientifique et a déjà bénéficié d’un article sur la revue BBF dans lequel vous trouverez le détail des investigations réalisées suite à cette trouvaille : http://bbf.enssib.fr/contributions/un-portrait-inconnu-de-madame-lavoisier

Alors asseyez-vous confortablement et laissez-nous vous raconter cette belle histoire.

Le point de départ

Marie-Laure Saulnier est professeure agrégée de Sciences Physiques. En 2018, elle suit un master en épistémologie et histoire des sciences à l’université Bordeaux Montaigne. Dans le cadre de son cursus, elle vient à la bibliothèque universitaire des sciences et techniques (BUST) afin de suivre une UE intitulée « Sources de l’Histoire des sciences » organisée par le service transversal des formations documentaires de l’université de Bordeaux. Lors d’une de ces séances, elle découvre le fonds patrimonial de la BUST et visite la réserve des documents anciens avec Claire-Lise Gauvain, du service du patrimoine documentaire.

Un ensemble d’ouvrages attire plus particulièrement son attention, il s’agit de petits formats dotés majoritairement de belles reliures XVIIIème en cuir. Ils présentent une particularité chère à sa discipline de prédilection, la chimie, car ils ont appartenu à Antoine Lavoisier. Apposé sur le papier marbré à coquilles recouvrant le contre-plat supérieur de leur reliure, l’ex-libris gravé du célèbre savant atteste de la présence de ces ouvrages sur les étagères de sa bibliothèque il y a plus de deux siècles. Gravée par Pierre-Paul Delagardette, la vignette est parfois complétée d’une cote tracée à la plume avec cette même encre bistre, qui sur certaines gardes blanches, laisse apparaître le nom du savant, tel une signature.

Ces 73 documents font partie du fonds Alexandre Baudrimont, acquis par la bibliothèque en 1880 à la mort de l’ancien professeur de chimie de la faculté des sciences de Bordeaux. Ils ont été ajoutés à l’inventaire de la bibliothèque d’Antoine Lavoisier (2600 titres) réalisé par Marco Beretta (Beretta, 1995) et figurent ainsi au Panopticon Lavoisier (Beretta et al., 1999) qui reconstitue le cabinet de travail du savant (archives numérisées, bibliothèque, instruments de laboratoire, collections de spécimens).

La curiosité et la passion de notre visiteuse fait le reste. Il n’en faut pas plus à Marie-Laure Saulnier pour décider du sujet de son mémoire de master 1. Elle s’intéressera à l’histoire de ce fonds et pour cela, entreprendra la consultation systématique du fonds Baudrimont-Lavoisier à la recherche des annotations de la main de leur ancien possesseur, Antoine Lavoisier.

Pages 356 et 357

Le 1er février est un nouveau jour de travail pour l’étudiante en master qui interroge une nouvelle fois les livres du fonds Baudrimont-Lavoisier. Jusqu’à présent, la moisson est encourageante, plusieurs annotations de la main du chimiste ont été trouvées dans les ouvrages consultés qui permettent d’établir des liens entre ces ouvrages et ce que relate Lavoisier de ses lectures dans sa correspondance. Tout ceci permet de reconstituer par bribes l’histoire de la bibliothèque du savant et l’usage qu’il en faisait. Elle ouvre alors le tome 3 des Expériences physiques et chymiques, sur plusieurs matières relatives au commerce & aux arts du pharmacien et médecin anglais William Lewis (1714–1781), traduit par Philippe-Florent de Puisieux et publié en 1769. L’ancienne cote manuscrite de la bibliothèque Lavoisier y est inscrite : H n°2. Elle commence à le feuilleter.

Les pages se tournent jusqu’à arriver aux pages 356 et 357. A cet instant les traits de Marie-Laure Saulnier se figent. Elle se trouve nez à nez avec le portrait délicat d’une jeune femme gravé sur une petite feuille de papier écru, de la taille d’une carte à jouer, et cette femme semble la regarder.

Un tournant dans ses recherches

Les recherches de notre étudiante prennent alors une autre tournure. De nouvelles questions se posent à elle : depuis combien de temps ce portrait attend-t-il au milieu des pages de ce livre ? Qui se cache derrière ces traits finement gravés ? Pourquoi cette gravure a-t-elle été glissée entre ces pages ?

Marie-Laure Saulnier va, dans un premier temps, informer et solliciter les bibliothécaires. Pour cela elle va s’adresser à Mireille Bravo, chargée depuis 2010 de signaler les fonds anciens de la BUST ainsi qu’à Claire-Lise Gauvain et Romain Wenz responsable du service du patrimoine documentaire.

Le petit portrait génère vite l’enthousiasme mais, recherches faites, personne jusqu’ici n’avait mentionné sa présence dans les fonds de la bibliothèque. L’opuscule rédigé en 1995 à propos du fonds Lavoisier par René Maury, conservateur alors en charge des fonds patrimoniaux de la BUST, mentionne bien l’ouvrage de Lewis, mais non le portrait qu’il abrite (Maury et al., 1995).

Des techniques logicielles à la rescousse

Pascal Duris, professeur d’histoire des sciences, encourage son étudiante à approfondir ses recherches. La dame mystérieuse intrigue tous ceux qui découvrent alors son existence … !

La coiffure et les vêtements de la dame évoquent une tenue de la fin du XVIIIème siècle. Le petit portrait ayant été retrouvé dans un ouvrage de la bibliothèque du savant, Marie-Laure Saulnier décide d’explorer tout d’abord la piste des œuvres artistiques et sources d’inspiration en présence au foyer du couple Lavoisier.

C’est vers Marie-Anne Paulze, épouse Lavoisier, que ses recherches la conduisent rapidement. Madame Lavoisier est une collaboratrice précieuse pour son mari qui traduit pour lui plusieurs ouvrages scientifiques de l’anglais au français, l’assiste dans son laboratoire et a accès à sa bibliothèque. Elle pratique également le dessin et la gravure et s’est perfectionnée avec le peintre Jacques-Louis David qui a fait du couple Lavoisier un portrait en pied resté célèbre. Mais hormis un autoportrait peint lorsqu’elle était toute jeune fille et des dessins et gravures détaillant le laboratoire de son mari et ses instruments, peu d’œuvres de la main de Madame Lavoisier sont parvenues jusqu’à nous. C’est donc chez le peintre David que Marie-Laure Saulnier recherche les modèles féminins susceptibles d’avoir inspiré l’artiste ayant réalisé ce petit portrait. Quelques portraits féminins peints par David sont retenus, ainsi que celui en pied du couple Lavoisier.

Marie-Laure Saulnier a l’idée de les comparer à l’aide de logiciels de reconnaissance faciale. L’étude des cartographies des traits des visages féminins collectés rapproche le petit portrait inconnu de celui de madame Lavoisier et écarte les autres. L’examen des croquis de laboratoire réalisés par madame Lavoisier où elle se figure elle-même en train de prendre des notes corrobore cette première piste bien que les techniques employées soient par ailleurs très différentes.

S’agit-il bien d’un portrait de madame Lavoisier et a-t-il été réalisé par madame Lavoisier elle-même ? Tout reste à préciser puis étayer. Il faut pour cela faire appel à des experts sur le sujet.

Le voyage de la dame

Au mois de juillet, la dame sort de son exil en terre bordelaise et prend la direction de Paris, sous bonne escorte, accompagnée de Marie-Laure Saulnier et de Claire-Lise Gauvain.

La première étape la mène à l’Institut de France et son Académie des sciences où sont conservées les archives Lavoisier afin d’y rencontrer Patrice Bret, secrétaire général du Comité Lavoisier. Il connaît très bien l’histoire du chimiste et de sa femme.

Lors de ce rendez-vous, le spécialiste remet en ordre les indices : le livre dans lequel se trouvait le portrait appartenait bien au chimiste. Il y avait peu de femmes dans l’entourage de la famille ce qui limite les modèles pour un dessin. La physionomie du sujet de la gravure est proche de madame Lavoisier. Tous ces arguments laissent à penser que la femme qui se trouve sur ce portait est bien Marie-Anne Pierrette Paulze Lavoisier.

Par ailleurs, l’épouse du chimiste pratiquait la gravure puisqu’elle a su réaliser les croquis puis les gravures illustrant les planches de son Traité élémentaire de chimie (Lavoisier, 1793). Patrice Bret confirme la possibilité de l’hypothèse avancée par Marie-Laure Saulnier. Il peut s’agir d’un autoportrait réalisé par madame Lavoisier.

Le second rendez-vous programmé lors de ce voyage conduit la dame à se présenter à Xavier Seydoux, directeur de la galerie Seydoux et membre de la Chambre syndicale de l’estampe, du dessin et du tableau.

Lors de cet entretien, la dame se dévoile et l’expert détermine le type de papier utilisé, la méthode employée et estime les dates de production probables. Il s’agit d’une gravure  d’amateur réalisée sur un velin ou vergé assez fort entre 1770 et 1830. « Le petit format utilisé était d’usage courant pour faire des essais en peu d’exemplaires (10 à 20 au maximum), comme par exemple chez Jean-Pierre Norblin de la Gourdaine et ses élèves » explique l’expert.

Le voile se lève sur ce mystère et cela commence à être plus clair. Les éléments recueillis lors de ces rencontres convergent vers la même hypothèse : la dame est madame Lavoisier et ce portrait aurait été réalisé de ses propres mains sans doute à des fins d’exercice.

L’illustre inconnue peut donc repartir à la bibliothèque universitaire des sciences et techniques avec une identité retrouvée.

Au cœur de toutes les attentions

Mais l’histoire ne s’arrête pas là et la dame restée longtemps sous silence, continue de faire parler d’elle. Le 13 février prochain, elle sera au centre de toutes les attentions lors d’un colloque à la Société chimique de France à Paris ayant pour thème « De Lavoisier à Mendeleïev ».

Marie Laure Saulnier racontera son histoire, du moins celle que nous connaissons, celle d’une petite gravure trouvée au milieu d’un ouvrage de physique-chimie. Elle fera sûrement s’interroger les participants sur l’usage des fonds anciens et de leur apport bien au-delà de la recherche.

Reste ces questions : quelles mains glissèrent ce portrait parmi ces pages, quelles pensées animaient leur propriétaire lorsque qu’il fut laissé là ? A ces questions, ni le regard, ni la bouche de la dame qui y figure n’y répondront sans doute jamais …

Jacques-Louis David a peint l’illustre savant chimiste Lavoisier à sa table de travail, la plume à la main, comme inspiré par sa muse, sa femme et collaboratrice se tenant debout à ses côtés …

Toujours présente, la « dame » des pages 356 et 357 a certainement conduit Marie-Laure Saulnier à retrouver sa trace parmi les ouvrages de la bibliothèque de son mari.

 

« Paulze Lavoisier Sculpsit » … ?

 

Fin de l’histoire

 

Retrouvez la dame de la page 356 sur Babord-Num : http://www.babordnum.fr/items/show/1088

 

Le mémoire de master 1 écrit par Marie-Laure Saulnier est consultable à la BUST :

Saulnier Marie-Laure, Constituer une bibliothèque au XVIIIème siècle, exemple de la collection Lavoisier à la BUST de Bordeaux, [s.n.], [s.l.], 2017. Cote BUST : FR 697431.

 

Bibliographie :

BERETTA, Marco, 1995. Bibliotheca Lavoisieriana : the catalogue of the library of Antoine Laurent Lavoisier. Firenze : L. S. Olschki.

BERETTA, Marco et alii, Panopticon Lavoisier. Disponible à l’adresse : http://moro.imss.fi.it/lavoisier/index_fr.htm

LAVOISIER, Antoine Laurent de et LAVOISIER, Marie-Anne, 1793. Traité élémentaire de chimie, présenté dans un ordre nouveau et d’après les découvertes modernes. A Paris : Chez Cuchet.

MAURY, René et alii, 1995. Lavoisier, ex-libris : une collection bordelaise. Talence : SICOD-Bibliothèque universitaire des sciences et techniques de Bordeaux.

 


Crédits images : Fabrice Zambau (Scoop / Université de Bordeaux), Mireille Bravo (Direction de la documentation / Université de Bordeaux)